
2000
Philippe Piguet
PHILIPPE PIGUET
Guillaume Goutal, curiosités contemporaines
préface du catalogue EAC, ENBA, Michel Klein, Paris, 2002
Inaugural, le geste de Marcel
Duchamp de se saisir d’un porte-bouteilles et de le déclarer
œuvre à part entière sans autre forme de
procès que de le déplacer d’un contexte
dans un autre a considérablement transformé notre
rapport à l’art. Son génie est d’avoir
mis en lumière, dans une optique hégélienne,
le fait de renversement du musée. En effet, si les métopes
du Parthénon deviennent œuvres d’art en entrant
au British Museum - c’est-à-dire si l’institution
peut faire des dieux des sculptures quand ils ont perdu leur
sacré – alors “l’œuvre d’art
est cela qu’un groupe social reconnaît comme tel
dans son système de valeurs ” (Jean Clair).
Dans
une approche contemporaine, volontiers sociologique, le musée
peut donc faire un objet d’art tant d’un porte-bouteilles
que d’un urinoir – ou d’un quelconque autre
objet d’usage courant. S’il ne s’agit pas
ici de placer la démarche de Guillaume Goutal sous l’autorité
tutélaire de l’inventeur des ready-made, il est
toutefois question de la caractériser à l’ordre
d’une dualité qui lui est familière. Au
regard, tout d’abord, d’une réflexion sur
la vanité de la peinture. Non point son obsolescence
mais son insuffisance à l’épreuve du concret.
Peintre à ses débuts, Goutal s’est très
vite rendu compte que ce qui comptait pour lui, c'était
d’avoir prise sur le réel, sur le quotidien, dans
un rapport de contingence avec la forme. Il s’est donc
départi de toute pratique picturale au bénéfice
d’une approche du volume et a multiplié les travaux
de sculpture. Par ailleurs, l’artiste a jeté son
dévolu sur le monde des objets industriels de packaging
– emballages cartonnés, barquettes alimentaires,
blisters, boîtes métalliques, emboîtages
polyester et autres modules apparentés - intéressé
à en opérer toutes sortes de déplacements,
de transformations et de métamorphoses. Du trivial à
l’esthétique, il a peu à peu adhéré
à l’idée de faire voir le monde dans sa
beauté crue, à révéler la potentialité
poétique du monde matériel environnemental et
choisi pour motifs iconographiques toute une production d’objets
propres à la société de consommation dans
un rapport expressément formaliste, au meilleur sens
du terme quand celui-ci s’intéresse exclusivement
à la genèse de la forme, à sa nature ontologique. Si Guillaume Goutal partage ainsi avec un grand nombre de ses
contemporains une préoccupation caractéristique
de la post-modernité dans ses relations à une
culture de l’objet bien plus que de l’image, il
n’en est pas moins curieux d’en produire des icônes
nouvelles. La façon dont il en aborde les diverses problématiques
et en propose toutes sortes de formulations plastiques demeure
tout à fait singulière. En fondant sa démarche
sur la question du contenu et du contenant, sur un jeu d’échanges
permanents entre creux et relief, entre empreinte et matrice,
l’art de Goutal s’applique à déterminer
la révélation d’une forme essentielle, voire
primitive. Pensée par le producteur et réalisée
au terme d’un travail plastique savamment élaboré,
celle-ci n’est ordinairement pas perçue par le
consommateur dans sa réalité physique mais ressentie
par lui comme idéale et attractive.
“Je cherche des restes d’esthétique dans
le système de la consommation ” confie l’artiste,
comme s’il voulait préciser que sa démarche
vise à sauver une mesure qualitative au beau milieu d’un
monde aveugle qui se laisse envahir par la puissance matérialiste.
Quelque chose est ici à l’œuvre qui relève
d’une dialectique ambivalente entre monde artisanal et
création artistique, entre art et technique, dans cette
qualité d’intention qui cherche à mettre
en exergue «la place qu’occupe la “manufacture
” dans son travail » (Michel Bompieyre). Question
de savoir-faire et de l’intelligence d’une mise
en forme dont le protocole en appelle à différentes
procédures volontiers récurrentes, voire analogiques.
Ici, Guillaume Goutal en appelle à un travail graphique
d’une qualité d’épure qui corrobore
la notion essentielle de projet inhérente à toute
création d’objet industriel et renvoie cette quête
formaliste en un lieu d’origine; là, il appréhende
la forme soit par la mise à plat de la matrice retenue,
comme il en est des emballages tournés, soit par le moulage
du creux des blisters pour donner corps à une “masse
saisissable et tactile ”. Là encore, il transpose
dans un autre matériau ce qui sert de calages aux objets
ménagers pour faire surgir une sculpture d’un autre
type ; là enfin, il joue des modes d’éclairage
au néon ordinairement utilisés dans le commerce
pour silhouetter la force d’un signe et souligner une
nouvelle fois ce qu’il en est des liens entre plat et
volume. Hommage aux constructions suspendues de Rodtchenko ?
Force est de le reconnaître, il y a chez Goutal un principe
récurrent de mise à plat et de développé
qui le laisse accroire et il affectionne particulièrement
de passer ainsi du plan à l’espace, sinon d’exploiter
l’un à la conception de l’autre.
Il convient d’ailleurs de noter l’importance qu’accorde
l’artiste à la présentation de ses travaux
dans un soin qui le dispute à une certaine scénographie.
A l’instar de ces barquettes colorées soigneusement
disposées dans des vitrines semblables à des boîtes
à papillons, de ces blisters, de ces boîtes ou
de ces pictogrammes, les uns alignés sur des étagères,
les autres suspendus au mur. Autant d’arrangements qui
confortent la dimension critique de sa démarche. Il y
va en effet de la volonté de rejouer l’idée
d’une multiplication, sinon du nombre, non par simple
mimesis mais pour en proposer une façon d’archéologie
prospective tout en maintenant un effet de distanciation par
rapport à la réalité vraie du monde industriel
de sorte à en faire voir une autre, inédite, surprenante,
voire merveilleuse. Guillaume Goutal voudrait-il instruire un
nouveau type de cabinet de curiosités qui soit à
l’écho de notre monde contemporain sans rien abandonner
d’une bonne vieille tradition qui fonde tout un pan de
notre histoire de l’art, il ne s’y prendrait pas
autrement. C’est ce qu’il fait, toujours soucieux
de trouver un point d’équilibre entre l’un
et le multiple, le manufacturé et le standardisé,
le familier et l’étrange.